Eleanne
Eleanne avait consacré une partie conséquente de la fin d’après-midi, puis de la soirée, à la lecture du journal du mestre Owain. Elle avait été interrompue d’abord par la convocation de Lord Demetrios Palamede au septuaire, puis par le diner, même si elle y était restée aussi peu de temps que possible. Persuadée que la clé du mystère se trouvait dans ces pages, elle continuait de décrypter les écrits du mestre dans le lit qu’elle partageait avec Ser Grey et Ser Mickolas, à la lueur d’une bougie.
Bien qu’austère, leur chambre était vaste, et le lit également : Ser Grey en occupait le côté gauche, elle le droit. Ser Mickolas avait été implicitement désigné par tous pour occuper la place centrale : sa droiture unanimement reconnue était le meilleur garant du respect des convenances à l’égard de la septa, quand bien même leurs membres se touchaient occasionnellement dans le lit.
Après l’agression de la veille, la présence d’un homme comme Ser Mickolas à ses côtés était profondément rassurante.
L’attaque avait été brève, mais violente : ç’avait été dans sa chair comme autant de coups de couteau. Chaque fois qu’elle subissait la prédation sexuelle des hommes, Eleanne s’imaginait la condition des femmes mariées par devoir, ou par nécessité économique. Elles, étaient contraintes de subir plus souvent qu’elle cette épreuve -sous une forme sans doute moins brutale, mais tout aussi peu désirée.
Viendrait peut-être un jour où les femmes s’affranchiraient de ces violences sexuelles, mais du fait de la supériorité physique des hommes, ce bel espoir supposait un retournement de la domination sociale. Tant que les seigneurs des Sept Couronnes seraient des hommes, et leurs fils leurs seuls héritiers, tant que les femmes seraient cantonnées à des rôles domestiques ou subalternes, rien ne changerait : les hommes continueraient de prendre par force ce qu’il ne leur coûtait rien de prendre.
Et même si un jour des femmes accédaient à des rôles décisionnaires, seules celles-ci pourraient s’estimer protégées par leur statut : les autres resteraient condamnées à être des proies potentielles, par la conjonction maudite de leur sexe et de leur rang.
Eleanne n’attendait aucune révolution de son vivant. En attendant, rationnaliser l’aidait néanmoins à supporter le traumatisme et à le laisser derrière elle pour aller de l’avant.
A côté d’elle, Grey et Mickolas dormaient tous deux profondément. Mickolas ronflait doucement. Elle pensait avoir trouvé quelque chose dans le carnet, mais elle jugea qu’il était trop tôt pour alerter ces deux-là. Elle se glissa hors du lit aussi discrètement qu’elle put, et traversa la pièce pour rejoindre Edoyn, qui dormait à terre sur une couche de foin.
Edoyn était né dans une famille de la petite noblesse du Val d’Arryn, mais il avait été enlevé par le clan qui avait pillé le château de ses parents et avait grandi auprès de ces barbares, à la dure. D’où ses manières souvent frustes et cette habitude de ne jamais dormir dans un lit. D’où aussi son affinité avec la vie sauvage, et la chasse en particulier, qui avait fait de lui le maître veneur des Archelon. C’étaient de ces talents-là qu’Eleanne allait avoir besoin.
Elle le réveilla simplement en approchant la main de lui : elle savait qu’il avait déjà conscience de sa présence et que ce geste suffirait à lui faire ouvrir les yeux. Était-ce son odeur ? L’air qu’elle avait déplacé en s’avançant ? Le chasseur avait les sens aiguisés comme ceux d’un animal, et il parvenait à discerner dans son environnement d’infimes indices que la plupart des gens n’étaient pas capables de percevoir.
Edoyn parlait peu, mais elle aimait lui faire raconter ces choses-là. Elle aurait aimé elle aussi posséder ces dons qui paraissaient extraordinaires mais qui étaient en fait l’expression la plus brute de la nature primitive des humains.
Edoyn se redressa sur un coude, puis sur un geste d’elle, la suivit hors de la chambre sans demander la raison de ce réveil nocturne. Parvenue sur le palier, laissant la porte de la chambre très légèrement entrouverte, Eleanne expliqua sa découverte : le journal de Mestre Owain évoquait une pièce secrète dans le château, dans laquelle il travaillait à ses expériences.
Elle avait à peine exposé cette piste, que les yeux d’Edoyn s’étaient arrondis comme s’il réalisait soudain quelque chose qui lui avait échappé jusque-là. Il s’empara de l’une des torches qui éclairaient le palier, et descendit l’escalier de la tour -d’abord rapidement, puis plus précautionneusement. Eleanne suivait à son rythme, effrayée par l’obscurité qu’ils laissaient derrière eux, dans le silence presque absolu de la tour. Eux-mêmes s’évertuaient à rester les plus discrets possible : l’histoire mêlait après tout empoisonnement, meurtre et disparition entre autres mystères… Ils s’aventuraient donc en terrain dangereux à chaque pas qui les approchait de la vérité.
Bien qu’ils soient déjà passés des dizaines de fois dans ces escaliers depuis leur arrivée à Château-Brillant, descendre les marches dans l’obscurité de la nuit lui donnait l’impression de plonger dans les ténèbres de catacombes interdites. Elle eut soudain le sentiment effrayant que les hautes ombres que projetaient leurs flammes sur les pierres de la tour, les surveillaient.
Edoyn s’était arrêté entre deux marches, et il se retourna soudain vers elle. Il arborait un rictus de satisfaction qui, dans le clair-obscur tranché, donnait à ses traits une allure démoniaque. Il pointa du doigt l’extrémité de sa torche, et l’agita de gauche à droite dans la largeur relativement étroite de l’escalier. Eleanne plissa les yeux, et finit par comprendre. L’indice était infime, mais la flamme de la torche semblait bien vaciller imperceptiblement quand on l’approchait du mur : le signe d’un courant d’air si ténu qu’il fallait un pisteur exercé comme Edoyn pour le discerner, et qu’il avait sans doute remarqué lors d’un de leurs précédents passages, sans y accorder d’importance. Qui aurait pu imaginer, en effet ?
Le cœur d’Eleanne s’était mis à battre à tout rompre : ils avaient trouvé ! Fallait-il qu’elle alerte Ser Grey ? Il le fallait, assurément. Le devoir l’imposait. La prudence, certainement aussi. Mais s’il n’y avait rien de significatif derrière la porte ? S’ils ne parvenaient pas à l’ouvrir, tout simplement ? Il valait sans doute mieux qu’elle aille au bout de sa découverte avant de tirer tout le monde du lit… or aucun mécanisme n’était visible. Oui, il fallait d’abord s’assurer que sa piste n’allait pas se révéler être un cul-de-sac.
Edoyn semblait du même avis, et s’attachait déjà à trouver comment entrer. Il avait d’abord passé la flamme sur toute la hauteur du mur pour essayer de délimiter l’encadrement de la porte masquée, mais en vain : le reste du cadre était étanche. On y voyait très mal, car aucun éclairage n’avait été placé à proximité de cette portion de couloir, sans doute intentionnellement lors de la conception du cabinet secret : ils ne pouvaient compter que sur la lueur de la torche que brandissait toujours Edoyn. Eleanne aurait pu se contenter de le débarrasser du flambeau et de le tenir pour lui, mais cette fois, c’était à elle de jouer : on avait quitté le domaine d’expertise d’Edoyn pour le sien.
Elle lui signala par gestes qu’elle voulait prendre sa place, et Edoyn, malgré une première réaction d’incompréhension, s’écarta du mur en silence. Elle se coula tout près du mur, et fit courir ses doigts sur la surface du mur, tendant l’oreille, le visage presque collé contre la pierre. Combien de temps resta-t-elle ainsi, à ausculter chaque pierre, chaque interstice ? Quelques minutes tout au plus, durant lesquelles Edoyn se montra d’une patience inattendue pour un homme d’action comme lui. Et soudain, la pression de ses doigts fit jouer un mécanisme, et déclencha l’ouverture.
Eleanne s’illumina, et elle vit la même expression d’enthousiasme chez Edoyn… mais aussitôt, leurs deux regards s’assombrirent. Le chasseur fronça d’abord les sourcils, puis le nez, et porta la pliure de son coude à son visage, comme pour se protéger de flammes.
Mais il n’y avait pas de flammes. Il n’y avait qu’une odeur, épouvantable. Une odeur de mort, de pourriture, de décomposition. Et une autre, moins connue, presque un parfum. Elle fut moins prompte à réagir qu’Edoyn, et la bouffée additionnelle de cette pestilence qu’elle inspira par curiosité, pour comprendre de dont il s’agissait, lui fit brutalement tourner la tête.
Du poison !
Paniquée, elle remonta les marches de l’escalier quatre à quatre, oubliant complètement son compagnon, comme on court pour sauver sa vie.
Ce ne fut qu’une fois parvenue sur le palier de leur chambre qu’elle se retourna, et découvrit qu’Edoyn l’avait suivie avec la même célérité. Comme s’il s’était agi de venin de serpent, elle sentit que sa course avait accéléré son ingestion du poison : la tête lui tournait. Elle perdit l’équilibre et se retint de vomir. Titubante, elle poursuivit jusqu’à la chambre, et se dirigea vers la fenêtre pour respirer l’air frais de la nuit. Edoyn la rejoint plus calmement, après avoir fermé consciencieusement la porte derrière eux.
« Ç’a été fort parce que c’est sorti d’un coup, mais ça va sans doute s’être dissipé, d’ici à c’qu’on y r’tourne. »
Eleanne jeta un œil vers le lit, où Grey et Mickolas dormaient encore. Mickolas ronflait toujours faiblement.
« Même si on y retourne maintenant ? », interrogea-t-elle.
Edoyn haussa les épaules, l’air de ne pas savoir.
« Il faut qu’on prévienne Ser Grey », décida-t-elle alors. Elle contourna le lit, et se posta à côté de l’héritier de son seigneur, qu’elle secoua légèrement pour le réveiller. Grey ouvrit péniblement un œil, puis l’autre. Sa grimace disait assez à quel point il n’appréciait pas ce réveil nocturne. Eleanne n’en avait cure : il serait autrement satisfait une fois qu’il saurait ce qu’ils avaient trouvé. Elle le lui expliqua en chuchotant. Sa réaction fut très vive, et il se redressa aussitôt dans le lit :
« Seth Wight ! », s’exclama-t-il. « Ils l’ont enfermé là-dedans, et ils ont rempli la pièce de poison ! »
Eleanne ignorait qui Grey désignait par « ils », mais elle comprit néanmoins l’idée qui lui était venue spontanément à l’esprit : Grey était resté persuadé depuis leur arrivée, que Lord Alleister s’était débarrassé de son jumeau encombrant, d’une façon ou d’une autre. Un second empoisonnement, après celui qui avait plongé son père dans le coma, assurait définitivement sa prise de pouvoir à Château-Brillant.
« Ou bien… Ou bien c’est Alleister qui a été enfermé. C’est Seth qui a empoisonné son père après être rentré de Dorne, et comme Alleister l’a provoqué en duel pour lui contester le droit au titre, il l’a éliminé de la seule façon possible pour lui ! Oui, Alleister est un homme d’armes, il est bien plus plausible que ce soit Seth qui ait fait disparaître tout le monde sans utiliser la force ! »
Dans cette version du puzzle, l’homme qui se faisait passer pour Lord Alleister depuis la disparition de son frère Seth était en fait son jumeau. Et c’était Seth qui s’était débarrassé du véritable Alleister.
Avoir été éveillé au milieu de la nuit avait réactivé chez Grey toutes ses théories expliquant les étranges événements survenus avant leur arrivée à Château-Brillant. Dans l’obscurité de la chambre, il lui parlait à elle, comme s’il se parlait à lui-même, dans son sommeil.
Il bondit soudain sur ses pieds.
« Il ne faut pas perdre un instant : si qui que ce soit trouve la porte ouverte, nous perdrons tout ! »
Il ne prit même pas la peine d’enfiler de vêtements par-dessus sa chemise de nuit : il fila droit vers la porte qu’Edoyn avait rouverte par anticipation. Les deux hommes disparurent dans l’escalier. Eleanne les suivit plus prudemment, respirant par courtes inspirations pour s’assurer que l’atmosphère n’était plus chargée de l’odeur méphitique qui l’avait intoxiquée quelques minutes plus tôt. Plus elle s’approchait de l’emplacement du cabinet secret, plus elle s’inquiétait de la possibilité que le poison soit toujours dans l’air, mais dilué, et d’autant plus dangereux parce que plus difficile à détecter.
Tout en avançant, elle maintenait une main contre son nez, couvrant le bas de son visage. Elle atteignit enfin la porte entrouverte et constata que Grey et Edoyn étaient entrés à l’intérieur de la pièce, et qu’ils ne paraissaient pas subir d’effet particulier.
Toujours vigilante, elle étudia la porte elle-même avant de pénétrer dans la salle, et s’assura qu’il y avait bien un mécanisme -en l’occurrence une simple poignée métallique de ce côté-ci- permettant d’ouvrir la porte de l’intérieur : si quelqu’un devait les surprendre, elle ne tenait pas à se retrouver enfermée si on leur claquait la porte dans le dos…
Rassurée également sur ce point, elle s’autorisa enfin à porter le regard sur ce que renfermait la pièce secrète : comme elle s’y était attendue à la lecture du journal du mestre Owain, c’était un véritable petit laboratoire qui avait été installé là. La salle s’étirait sur cinq ou six mètres sur seulement un ou deux de large et ressemblait davantage à un couloir qu’à une chambre proprement dite. Tout le long d’un mur, une table de pierre et de bois mêlés était couverte de de flacons, de cornues, et de pots opaques.
Aux pieds de Grey et Edoyn se trouvait le corps d’un homme inanimé, face contre terre. Eleanne remarqua immédiatement la couleur des paumes de ses mains boursouflées : elles étaient d’un inquiétant rouge violacé. Avant même qu’Edoyn retourne le corps du bout de sa botte, elle sut qu’ils avaient affaire à un cadavre : l’homme avait été en contact avec le même poison cutané que celui dont Lord Jakob avait été victime. Lorsque la masse inerte roula sur le côté, tous trois grimacèrent : le visage était à la fois émacié -par le dessèchement qui avait suivi la mort- et tuméfié par le poison. Il était à la fois gris et violet, deux couleurs que la peau d’un homme ne devrait jamais arborer. Et il était figé à jamais dans un cri étranglé, appelant l’air en vain, la bouche obstruée par son énorme langue bouffie.
Mais pour déformés que soient les traits du cadavre, une chose restait certaine : ce n’était ni Seth, ni Alleister, et il n’avait jamais ressemblé ni à l’un, ni à l’autre. La chaîne de maillons métalliques qui cliquetaient à son cou l’identifiait plutôt, et assez sûrement, comme le fameux Mestre Owain.
Voilà qui chamboulait complètement toutes leurs théories.
Ainsi, Owain ne s’était pas enfui : tout ce temps, il s’était simplement trouvé là, dans cette officine secrète. L’avait-on assassiné pour le faire taire, après avoir utilisé ses compétences pour empoisonner Lord Jakob ? Ce qui la déconcertait était qu’elle avait découvert que le journal du mestre indiquait qu’il travaillait là pour Lord Jakob, qui lui avait personnellement donné accès à ce laboratoire. Comment imaginer dès lors qu’il ait pu œuvrer secrètement à l’empoisonnement de son seigneur ?
Edoyn avait enfilé les épais gants de cuir qu’il portait toujours à la ceinture. Leur couleur originale était claire, mais ils étaient maculés de sang noirci de longue date : c’étaient les gants qu’il portait pour dépecer ses proies lorsqu’il chassait. Il s’accroupit à côté du cadavre et tira précautionneusement un épais sac en toile de jute d’une trentaine de centimètres de long, coincé entre le corps et le meuble de travail. Lorsqu’il le souleva, de la poudre s’écoula par un trou au fond du sac, provoquant un léger nuage de poussière.
Tous trois portèrent instinctivement un bras devant leur visage, protégeant nez et bouche dans le pli de leur coude. Edoyn se redressa vivement, comme s’il avait découvert un serpent dans le sac.
« C’est la même odeur », confirma-t-il. Celle qui s’était échappée hors de la pièce lorsqu’ils en avaient ouvert la porte secrète : celle du poison.
Eleanne et Grey se dévisagèrent, confrontant silencieusement leurs déductions, et hochant finalement la tête comme s’ils s’étaient compris.
« Edoyn, va chercher Lord Alleister, il faut qu’on lui montre ça. Septa, veuillez réveiller Ser Mickolas. Moi, je vais aller mettre une tenue plus appropriée. »
Edoyn s’exécuta, et Eleanne et Grey repartirent vers leur chambre au palier supérieur. Tous deux restaient plongés dans leurs réflexions silencieuses. Eleanne essayait d’imaginer la scène : elle se représentait Owain et Jakob dans le cabinet secret, avec le sac gonflé de poudre empoisonnée. L’un des deux déplaçant le sac, et le sac se crevant soudain, déversant sa poudre sur eux, sur le sol, et dégageant un nuage empoisonné. Le sac tombant par terre probablement, et dégageant un nouveau nuage… Lord Jakob, moins atteint, trouvant la force de quitter la pièce, et la refermant -pour éviter la propagation du poison, ou pour protéger son embarrassant secret. Avant de s’effondrer, inconscient, sur le palier de sa chambre.
Elle avait remarqué qu’il restait des substances dans plusieurs alambics sur l’établi : il ne faisait pas de doute pour elle que le mestre avait lui-même concocté la toxine dont il avait finalement été victime. L’énigme restait de savoir pour quelle raison il avait produit ce poison, et à quelle fin.
La tête fourmillant d’hypothèses, elle s’approcha de Ser Mickolas pour le réveiller. Celui-ci ronflait toujours paisiblement.
Votre commentaire