Chapitre 33 – Corps et âme

Grey

La voix de Wallace s’était brisée au milieu de sa dernière phrase. Ce fut au tour de Lord Alleister et de Grey de s’agiter inconfortablement, et un long silence s’ensuivit.

Pour sa part, Grey avait obtenu les explications qu’il attendait. Le récit de Ser Wallace était plausible et cohérent : les rôles joués par Logan Snow et Barthelme Senjak, une fois révélés, éclairaient les dernières zones d’ombre qui subsistaient à ses yeux sur les événements survenus au château.

Tout au long de leur échange, Ser Wallace avait pris soin de toujours se présenter comme extérieur aux décisions prises par son frère et Ser Barthelme, même quand Grey utilisait intentionnellement le « vous » pour l’inclure au contraire dans ses accusations : il n’aurait su dire si c’était la preuve de son habileté ou de son innocence, mais il serait de toute façon difficile de l’acculer davantage, à présent qu’il avait tout loisir de reporter entièrement les accusations sur son frère défunt et son complice en fuite. La disparition des protagonistes était d’ailleurs ce qui expliquait sans doute la facilité avec laquelle Wallace avait accepté de livrer ce qu’il disait savoir des actions des deux larrons.

Alleister releva les yeux vers Grey, comme pour lui demander s’il voulait poursuivre. Grey haussa une épaule comme pour dire « c’est bon pour moi », et Alleister parut comprendre. Une forme de connivence s’était établie entre eux au fil des jours, un rapprochement dont Grey se félicitait assez, car il venait récompenser ses efforts constants dans cette direction.

Tous deux se tournèrent vers Lord Willard, qui avait pleuré, lui aussi.

« Nous nous reparlerons, Milord », indiqua Alleister au seigneur Nordien. « Mais vous devriez vous reposer, à présent. »

« Septa Eleanne veille sur votre héritier, et il ne pourrait pas se trouver de meilleures mains pour l’aider à se remettre de ses blessures », ajouta Grey, insistant une dernière fois discrètement sur l’utilité des membres de sa délégation.

Assis sur sa chaise étroite, Lord Willard secoua sa tête chauve, les mains jointes devant sa poitrine. « Tant de douleurs… », soupira-t-il. Grey ressentait une certaine compassion pour le vieil homme ; il était probable qu’Alleister soit moins sensible à sa détresse : même s’ils avaient été sévèrement punis pour leurs mauvaises actions, les fils Fingal restaient responsables de la quasi-totalité des drames qui avaient entaché les festivités.

Alleister sortit de l’infirmerie, et mena la marche jusqu’à la pièce qui jouxtait sa chambre, dans laquelle étaient disposés plusieurs fauteuils confortables, répartis autour d’une table basse aux ferronneries ouvragées. Le seigneur referma la porte derrière Grey, l’invita à s’asseoir d’un geste sobre mais explicite, puis passa la tête dans les pièces voisines avant de refermer chaque porte une à une. Il prit alors dans une petite bibliothèque qui surmontait sa table de travail un volume relié de cuir, pas plus grand qu’une paume, que Grey connaissait bien : le journal du mestre Owain. L’ouvrage entre les mains, il vint ensuite s’asseoir sur le fauteuil le plus proche de lui.

« Je vous remercie pour cette lecture, Ser Grey. Je n’ai pas immédiatement compris ce dont il s’agissait lorsque vous m’avez remis ce journal cette nuit, et préoccupé par les priorités du moment, je n’ai pas pensé à vous demander comment vous étiez entré en sa possession. »
Il fit une pause, puis lui sourit.
« Mais je vous rassure, je ne vous poserai pas la question maintenant non plus : la réponse nous embarrasserait sans doute tous les deux, n’est-ce pas ? »

Grey se contenta de sourire en retour, et se retint de s’agiter dans son fauteuil.

« Il me suffit que vous me l’ayez rendu, pour que je vous sois redevable, une fois encore. Quand d’autres se sont évertués à pourrir l’esprit de la fête que je pensais organiser, vous et vos serviteurs avez fait davantage pour ma maison que les propres membres de ma famille. »

« Nous avons simplement eu la chance de nous trouver toujours au bon endroit, Monseigneur », répondit Grey, « même si j’ai cru constater que la chance souriait davantage à ceux qui créent les opportunités pour que la chance leur sourie », ajouta-t-il en souriant lui-même largement.

Lord Alleister hocha la tête, et se releva de son fauteuil pour s’approcher des fenêtres donnant sur la cour du château. « Ces fêtes étaient l’occasion pour moi de nouer des relations plus étroites avec nos voisins. La réserve pour laquelle les Archelon sont réputés ne m’avait pas fait envisager la possibilité d’une alliance avec votre famille, mais vous avez montré un visage très différent de ce que les rumeurs dépeignent. Vous êtes jeune, et vous êtes l’avenir de votre famille : est-ce bien une nouvelle dynamique que vous voulez insuffler à votre maison ? »

Grey se leva à son tour, pour rejoindre le seigneur à sa fenêtre.
« Il ne s’agit pas que d’une initiative personnelle », confirma-t-il. « Lord Hayden, mon père, juge lui aussi que le temps est venu de nous mêler à la vie du Val. »

Lord Alleister le dévisagea avec intensité.
« L’aide que vous nous avez apportée pour comprendre ce qui était arrivé à mon père, et pour identifier les fauteurs de trouble parmi nos invités, me font vous considérer comme un ami de ma famille. Une maison n’est jamais si forte que quand elle est entourée d’alliés, et je vais avoir besoin de ce genre de soutien dans les mois à venir : êtes-vous prêts à considérer un tel engagement ? »

Grey vit aussitôt ressurgir les images d’une guerre dans le Val, le plan de conquête d’Elias Palamede, qu’il croyait abandonnés avec la mort de ce dernier. Il doutait que son père soit prêt à se joindre à un projet aussi ambitieux -et déloyal- qu’une rébellion contre les Arryn et leurs vassaux.

Lord Alleister le vit hésiter, et poursuivit, attirant son attention sur le journal de Mestre Owain, qu’il tenait toujours à la main.
« Je n’ai pas dormi, cette nuit : en regagnant ma chambre après que vos gens nous aient ramené les fils de Lord Willard, je suis retombé sur le carnet, et j’ai commencé à le lire. J’en ai compris l’importance quand j’ai réalisé qui en était l’auteur. Il ne m’était plus possible de me coucher avant de connaître la vérité…
Les relations de ma famille avec nos voisins les Armrod a toujours été très délicate. Les Armrod n’ont pas usurpé leur réputation de meurtriers et d’assassins : de génération en génération, ils ont terrorisé le voisinage, usé des pires méthodes pour faire respecter leur territoire, et se sont parfois arrogé des biens ou des terres qui ne leur appartenaient pas.

Mon père a fait entrer le mestre Owain à son service pour faire la lumière sur la maladie dont était morte ma tante, sa sœur Leah. Elle et son époux sont, vous le savez, les véritables parents de Connor et Lindzy, que mon père a adoptés lorsqu’ils sont devenus orphelins. Leur famille s’était installée sur un fief qui nous appartient ; ils y avaient construit une ferme où ils vivaient dans une certaine humilité, ainsi que ma tante en avait exprimé le désir en épousant, par amour, l’un des plus loyaux chevaliers de mon père. Mais ce lopin avait le malheur d’être proche des terres Armrod. Lord Jakob soupçonnait que ceux-ci soient à l’origine de la maladie qui a décimé les habitants de la ferme…. et il en a obtenu la confirmation grâce aux travaux de Mestre Owain : ils ont récupéré des ossements des défunts, et identifié sur les os les traces du poison. »

Il secoua légèrement la tête de gauche à droite.

« Qui a péché par l’épée, périra par l’épée… », cita-t-il. « Mon père a voulu se venger des Armrod en les empoisonnant comme ils avaient empoisonné sa sœur : il a demandé au mestre de concocter un poison, qu’ils avaient placé dans des sacs pour intoxiquer la source d’eau des Toiles. C’est là qu’est survenu l’accident que vous savez, dans le laboratoire secret où travaillait Owain… »

Ses narines s’élargirent légèrement.

« A présent que nous avons la certitude de la culpabilité des Armrod dans l’assassinat de ma tante, j’entends exécuter la vengeance que souhaitait mon père. Mais je compte procéder de façon plus directe, cette fois. Les familles du Val ne tolèreraient pas qu’une maison attaque sa voisine en temps de paix sans une solide justification. Nos suzerains nous condamneraient, et à présent qu’a couru la rumeur d’une possible rébellion des Palamede à laquelle nous aurions pu nous associer, leur jugement ne serait sans doute pas clément.

Mais grâce aux travaux de Mestre Owain prouvant l’assassinat de ma tante et du chevalier fieffé de mon père, notre vengeance devient légitime… J’entends donc prendre le château des Toiles, et occire jusqu’au dernier représentant de la famille Armrod. »

Grey se sentit soulagé d’un poids : les ambitions de Lord Alleister n’impliquaient pas la trahison de leur suzerain, et s’inscrivaient même dans une certaine légalité grâce aux preuves d’empoisonnement qu’il pourrait présenter lorsqu’il serait, inévitablement, appelé à justifier ses actes. Il s’agissait, néanmoins, d’une guerre, avec toutes les conséquences qu’un tel événement pouvait entraîner : exactement ce dont la maison Archelon s’était soigneusement tenue éloignée, depuis le temps de la conquête des Sept Couronnes par Aegon Targaryen.

« Nous disposons de ressources, et de forces, qui pourraient vous aider à l’emporter, monseigneur. Mais seul Lord Hayden pourra engager notre famille dans un tel projet », temporisa-t-il.

« J’imagine bien », le rassura Lord Alleister. « Je sais les réserves que peut susciter la perspective d’un conflit militaire, et je sais que les alliés les plus solides sont ceux qui trouvent leur propre intérêt dans les projets auxquels ils s’associent. »
Il laissa flotter un silence.
« C’est pourquoi je vous propose de sceller nos liens par un mariage : vous, et ma sœur Lindzy. La dot sera la moitié du contenu des coffres du château des Toiles ».

Grey se considérait comme un négociateur habile. Mais il n’était pas habitué à se voir présenter de telles perspectives, en si peu de temps. Il eut l’impression de recevoir un coup à la tête -sa tête recula même, mécaniquement, comme s’il avait physiquement reçu le coup.

La moitié des richesses des Armrod pouvait -ou pas- représenter une source significative de richesses. Mais l’image qui s’était immédiatement imprimée dans son esprit ébouillanté, était celle de la plantureuse Lindzy, s’offrant à lui.

Lord Alleister avait-il prévu de lui faire cette proposition avant le début de leur entretien ? Ou lui avait-elle été inspirée par le hasard du moment ? Les yeux dans le vague, Grey s’aperçut que Lindzy traversait justement la cour du château dans cette robe de deuil noire qui affinait sa silhouette mais soulignait néanmoins chacune de ses courbes. Sa chevelure d’ambre sombre était relevée en un sage chignon, qui dévoilait sa nuque claire et gracile.

Alors qu’il se sentait déjà ému par cette vision plaisante, une mèche s’échappa de la fournaise des cheveux de Lindzy, et coula le long de ses épaules dénudées. Grey crut que son sang avait cessé de circuler, son cœur de battre, son souffle d’aller et venir.

« Ce sont des arguments à considérer », articula-t-il enfin avec peine en hochant une tête lourde de cent kilos.

A dix-sept ans, il n’avait encore jamais connu de femme. Il se demandait ce qu’il pouvait y avoir de plus à découvrir que ce que laissait déjà imaginer Lindzy. Mais il avait soudain une brûlante envie de le savoir.

« Mais n’aurez-vous pas trop de peine à vous séparer de votre sœur ? », demanda-t-il, faussement naïf. Les paroles de Lady Prudence Hawk lui revinrent en mémoire : plus que de simples commérages, ils étaient la marque de sa grande perspicacité. « Vous semblez être très liés, l’un et l’autre. » Trop peut-être ?

L’autre eut un sourire triste.
« Vous découvrirez que Lindzy est d’une grande candeur. Son attitude est parfaitement naturelle, et innocente : elle se montre ouverte, généreuse, affectueuse avec tous. Pour des hommes peu habitués à tant de chaleur, prodiguée par une femme aussi belle, l’expérience peut être troublante… même pour ses frères », confessa-t-il.

« Mais aussi heureux que me rende la présence de Lindzy à mes côtés, il est naturellement hors de question qu’elle soit jamais plus qu’une sœur pour moi. »

Grey, qui avait recouvré à présent sa lucidité, vit que c’était au tour d’Alleister d’être troublé, et s’inquiéta de ce que révélait cette émotion inhabituelle.

« Même si Lindzy n’est pas ma sœur de sang, je sais les bruits que font courir ce genre de passions, qui ne semblent devoir être autorisées que pour nos rois… J’entends de toute façon faire ce que je dois pour le bien de ma maison : le mariage de Lindzy nous fera nouer des liens puissants avec la famille de son époux, et je veux établir ce genre de liens aujourd’hui. »

Alleister lui posa une main sur l’épaule. Moins d’une dizaine d’années les séparaient : semblables par leurs yeux et leurs cheveux noirs, leur silhouette mince mais leurs épaules larges, ils auraient pu passer pour deux frères.

« Mais vous avez raison : j’aime ma sœur. C’est pourquoi je serai heureux de ne pas la marier à un étranger éloigné, et de lui trouver un époux que je jugerai digne. »

Grey savait qu’Alleister était un homme intelligent, mais il ne lui avait jamais donné l’impression d’être un manipulateur : ses arguments flatteurs et sa séduisante proposition paraissaient sincères.

« Ne devriez-vous pas renoncer à conclure une alliance, a fortiori militaire, compte tenu des rumeurs qui risquent de courir sur l’ambition d’Elias Palamede, auxquelles vous risquez d’être associé ? Ne craignez-vous pas qu’on voie dans votre prise du Château des Toiles le premier pas vers le conflit à l’échelle du Val que prévoyait de déclencher Lord Elias ? », interrogea Grey en toute franchise.

« Je ne pourrai pas empêcher les rumeurs », reconnut Alleister. « Mais j’aurai une justification à opposer à tous ceux qui voudront m’accuser. La vengeance contre les Armrod est légitimée par les preuves d’empoisonnement fournies par Mestre Owain. A ceux qui diront que le mariage de Lindzy avec mon futur allié militaire est un acte politique dangereux, je rappellerai que la main de ma sœur était promise au vainqueur du tournoi. »

Grey fronça les sourcils, confus.
« Le tournoi ? »

« Dans mon esprit, le tournoi était mort avec Elias, mais Lady Theodora n’a plus de raison de voir en vous un ennemi puisque vous avez disculpé sa maison de l’empoisonnement de mon père. Même si vous en devenez la vedette, je pense qu’elle acceptera que nous reprenions les festivités, pour me permettre de les conclure par un événement heureux. Elle y comprendra aussi son intérêt. »

« Mais… comment gagnerais-je la main de Lindzy », interrogea Grey, « si elle est promise au vainqueur du tournoi ? »

Alleister eut un sourire en coin.
« Regardez le tableau des appariements : votre prochain adversaire est d’abord Ser Mickolas, dont il est évident qu’il se désistera en votre faveur. Vous vous retrouverez ainsi directement en finale, face à Ser Marlon Lockhart. Notre cousin, à Lindzy et à moi. Il est probable qu’il remportera le tournoi, car il a davantage d’expérience que vous, qui n’aurez qu’une seule joute à votre actif au moment de disputer la finale. »

Sans compter qu’il est bien meilleur à la lance, et sur la selle, ajouta Grey intérieurement, sans savoir lui-même s’il prolongeait ironiquement le sous-entendu poli de son interlocuteur, ou s’il traduisait ainsi ses propres pensées.

« Mais personne ne s’attend à ce qu’il réclame le mariage avec sa cousine en récompense, mariage qui ne rendrait service à personne, chacun le comprendra bien. La main de Lindzy échoira donc à son adversaire malheureux », conclut Alleister avec un sourire moitié contrit, moitié connivent.

Une bien belle consolation, convint Grey en son for intérieur.

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