Chapitre 35 – Avoir et être

Grey

Les invités de Lord Alleister avaient quitté Château-Brillant au fil des jours. Un dernier banquet avait salué la fin des festivités, et tous étaient repartis heureux de la conclusion des événements. Où était-ce seulement l’impression biaisée qu’en avait Grey, totalement grisé depuis sa victoire improbable au tournoi ?

Lindzy était désormais légitimement sienne, sans qu’il y ait besoin de justifier des liens familiaux de sa promise avec Ser Marlon, et sans que Wallace Fingal puisse invoquer à nouveau sa proposition.

Il leur fallait porter la nouvelle à Carapace, et recueillir l’assentiment de Lord Hayden, mais Grey n’avait pas le moindre doute sur le fait que son père accueillerait l’annonce de la façon la plus favorable possible : n’avait-il pas envoyé Grey à Château-Brillant précisément pour nouer une alliance solide avec des voisins dont il se serait assuré de la loyauté ? Il n’y aurait pas plus solide que cette alliance-ci après ce qu’il s’était passé lors du tournoi.

Lindzy accompagnerait les Archelon lors de leur départ pour Carapace, et Grey commençait à trouver que ce départ n’avait été que trop différé : il brûlait de quitter Château-Brillant. Ce n’était pas tant la fierté d’aller annoncer à son père le succès inespéré de sa campagne qui le motivait, que la volonté d’éloigner au plus vite Lindzy de Ser Wallace.

Sa promise n’était sans doute animée que d’attentions pures, ainsi que le lui assurait Lord Alleister, mais elle passait chaque jour des heures à l’infirmerie à veiller le Nordien, depuis que Mickolas et Edoyn l’avaient ramené, blessé, au château. Et si on pouvait plaider la bienveillance pour Lindzy, il était évident que le Nordien, lui, en rajoutait sur la gravité de son état pour garder la belle à son chevet.

Grey avait incité Alleister à chasser les Fingal de ses terres, mais son nouvel allié avait préféré une autre solution : il avait renvoyé Lord Willard à Catharcoir, de l’autre côté de la Mer Grelotte ; mais il avait choisi de garder son héritier à Château-Brillant… Officiellement, pour laisser à Ser Wallace le temps de se rétablir ; officieusement, en tant qu’otage pour punir les Fingal des mauvaises actions de Logan Snow et se prémunir contre d’éventuelles représailles après sa mort.

Avant son départ, Lord Willard avait exigé de récupérer les armes de Logan : Corps et Âme, ainsi que son défunt bâtard les avait baptisées. La question avait causé de sérieuses difficultés à Grey, car Edoyn s’était approprié les deux épées, et les considérait comme des trophées guerriers. Mickolas ne lui avait fait qu’un récit relativement édulcoré du combat entre Edoyn et Logan, mais leur affrontement avait en réalité été particulièrement sanglant, et Edoyn en était revenu avec de nombreuses blessures : il ne devait de l’avoir emporté sur le bâtard qu’à la technique de combat non conventionnelle qu’il avait fini par adopter, et cette victoire était tout sauf anodine pour lui.

Grey avait toujours eu du mal à se mettre dans la tête du chasseur, mais il comprenait que pour la part primitive d’Edoyn, celle qui avait été formée par son enfance sauvage parmi les clans des montagnes, celui qui tuait un homme devenait le propriétaire de ses biens -et essentiellement, de ses armes.

L’en déposséder avait été particulièrement pénible, et Grey aurait aimé ne jamais voir dans les yeux d’aucun de ses serviteurs le regard que lui avait adressé Edoyn ensuite.

La délégation repartait pourtant de Château-Brillant bien mieux pourvue qu’à son arrivée : dans un parallèle amusant avec les traditions barbares des clans du Val, les compétiteurs défaits au cours du tournoi se voyaient supposément déposséder de leur monture, de leur armure et de leur épée au profit de celui qui les avait vaincus. L’usage était de payer une simple rançon équivalente à leur valeur matérielle pour les récupérer, même s’il arrivait que certains refusent de restituer leurs prises.

Grey repartait ainsi plus riche de près de 4000 Cerfs d’Argent pour ses victoires sur Ser Andar Royce et Ser Marlon Lockhart, une fortune quintuplée par les 100 Dragons d’Or qui récompensaient le vainqueur du tournoi. Et c’était sans compter le cheval des sables de Dorne offert en gage d’amitié par les Hawk, et qui devait valoir 2000 Cerfs à lui seul.

Lui qui s’était préparé à perdre de l’argent pour pouvoir participer aux festivités, en repartait plus riche qu’il ne l’avait jamais été à titre personnel.

Après la finale, Mickolas l’avait mis en garde en lui rappelant l’une de ses innombrables devises : « Ne revendique pas trop bruyamment tes victoires d’aujourd’hui, ou tes ennemis rendront aussi bruyantes tes défaites de demain ».

Grey reconnaissait la sagesse du conseil, lui qui se donnait tant de mal pour gagner la sympathie de tous ceux qu’il rencontrait. Lui qui avait vu la détestation que s’attirait Lord Elias par son arrogance. Il se contenait donc, pour ne pas agiter en permanence aux yeux de tous les fruits de sa bonne fortune.

Ser Mickolas avait choisi pour sa part de rendre gracieusement leurs biens à ses adversaires malheureux. Qu’il ait agi de la sorte envers Ser Connor Wight était compréhensible : c’était le frère de leur hôte, et il aurait été mesquin de la part d’un invité de soutirer de l’argent à la famille qui l’avait accueilli. Le choix était plus questionnable concernant le « Chevalier aux Trois Ours ».

Grey avait pu apprendre la véritable identité du « chevalier » grâce à la septa Eleanne. Mickolas, lui, s’était tenu à son serment de ne pas révéler le nom de Fiona Vaudru, quand bien même c’était le fils de son propre seigneur qui le lui demandait. L’honneur conduisait décidément parfois à des comportements contradictoires : comment justifier la priorité accordée à la parole donnée à une inconnue, quand un serment d’une autre ampleur liait le maître d’armes aux Archelon ?

Grey se sentait détaché de ces questions de loyauté qui contraignaient les choix et restreignaient les possibilités.

Lui, était un pragmatique : il ne livrerait pas ses combats une main attachée dans le dos.

Les fortunes en argent et en or dont leurs montures étaient chargées n’étaient pas tout ce qu’ils emportaient avec eux : Ser Connor avait décidé d’accompagner le groupe pour chaperonner sa sœur. Les Lockhart – Talbar, Marlon et leur jeune sœur Melinda- profitaient également du voyage de leur cousine pour prolonger leur séjour dans le Val, et feraient partie de sa suite à Carapace.

Tout ce petit monde était réuni dans la cour de Château-Brillant, bientôt prêt pour le départ. Seul Edoyn était absent, mais Grey savait pourquoi il manquait à l’appel.

Lindzy apparut enfin. Elle avait revêtu une tenue de voyage, abandonnant les robes dans lesquelles Grey l’avait toujours vue jusque-là : elle portait un pantalon, des bottes et de longs gants en cuir de daim retourné, une chemise de fines mailles de fer sans manches, et une courte cape aux couleurs -noir et sang- de sa maison. On l’aurait crûe prête à partir à l’aventure dans les montagnes du Val !

Grey surprit l’expression qui se peignit sur le visage de Ser Mickolas, et se rembrunit : elle lui rappelait que comme beaucoup d’hommes, le maître d’armes était charmé par la plastique de Lindzy. Chacune de ses apparitions dans une nouvelle tenue, était une occasion de s’en émerveiller de nouveau, et de s’imaginer comme il devrait être plaisant d’habiller -ou de déshabiller- cette voluptueuse poupée.

Grey subissait ce charme comme tous les autres, bien sûr. Mais là où en tant que discret admirateur il était auparavant ravi de l’effet que produisait la belle sur sa propre imagination, il était désormais, en tant que futur époux, agacé par l’effet qu’il ne doutait pas qu’elle produise sur l’imagination des autres spectateurs.

« Tout va-t-il bien, Messer ? », l’interrogea la septa Eleanne. « Vous avez l’air extrêmement contrit. »

L’interruption fit réaliser à Grey à quel point son corps s’était tendu, son visage crispé. Il cessa de froncer ses sourcils et baissa simplement la tête : le désir que suscitait sa future épouse était une chose avec laquelle il allait devoir vivre. Il savait, au fond de lui, qu’il aurait été injuste de le reprocher à la belle, car l’attrait qui émanait d’elle était spontané et innocent.

Il faillit néanmoins manquer d’air chaque fois que Lindzy pressa les mains, ou pire, serra contre elle un à un les serviteurs de la maisonnée pour leur faire ses adieux. Il était certain d’avoir vu Lord Alleister humer ses cheveux tandis qu’il la tenait contre lui…

Grey inspira profondément et se contraignit à la raison. Il avait conscience de franchir une étape : il était en train de passer de l’autre côté de cette barrière qui sépare ceux qui ont tout à gagner de ceux qui ont tout à perdre…

C’était le coût de la victoire.

Le prix à payer pour grandir.

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